
En 1985, longtemps avant que l’intelligence artificielle, l’internet ou les médias sociaux ne deviennent des concepts destinés à un usage familial, un groupe d’activistes des technologies soucieux de l’environnement a créé des outils destinés à renforcer le réseautage au sein du mouvement écologiste. Ils ont lancé GreenNet, une initiative pionnière basée sur les principes de l’environnement et des droits humains, et qui a rapidement établi des connexions avec des réseaux similaires dans le monde, notamment PeaceNet et EcoNet. En 1990, GreenNet a rejoint d'autres organisations pour co-fonder l'Association pour le progrès des communications, un réseau qui comporte actuellement 73 organisations membres et 44 membres associés et ne cesse de s’agrandir.
Quarante ans plus tard, malgré l’évolution spectaculaire des paysages du numérique, GreenNet reste une force essentielle de soutien pour les mouvements au service de la justice sociale, avec ses technologies de communication éthiques et accessibles. En sa qualité de fournisseur de service internet (FSI) collectif à but non lucratif, GreenNet défend les droits du numérique, la durabilité et le respect de la vie privée en ligne. Près de cent pour cent de ses ordinateurs de bureau et de ses serveurs fonctionnent sur du logiciel libre pour fournir accès internet, services de courrier électronique, hébergement et conception de sites web à ses clients. Cette démarche lui a permis de conserver des alternatives fiables aux principaux modèles commerciaux pendant des dizaines d’années.
Son travail n’est pas passé inaperçu : GreenNet a récemment été nommé meilleur fournisseur de large bande et de messagerie électronique par le magazine Ethical Consumer au Royaume-Uni. APC souhaite célébrer cette reconnaissance largement méritée de l’engagement sans faille de GreenNet sur le long terme en discutant avec Cedric Knight et Ed Maw des origines de GreenNet, de ce prix mérité et de leurs perspectives pour l’avenir des réseaux durables.
Cette interview a fait l’objet d’une édition pour des questions de clarté et de longueur.
Parlez-nous du travail que vous réalisez avec GreenNet et de votre arrivée dans l’équipe.
Cedric : J’ai d’abord rejoint GreenNet en tant que membre en 1993. J’en avais entendu parlé, et je m’étais dit : « Oui, je me rappelle de l’internet de quand j’étais à l’université. Je vais faire la même chose. » Je travaillais en freelance quand un poste d’assistant technique à temps partiel s’est ouvert à GreenNet. En fait, c’était de l’assistance de premier niveau, qui consistait à trier littéralement les clients de messagerie pour les gens. C’était en 2003, nous sommes presque tous là depuis plus de 20 ans. GreenNet a pas mal changé depuis. Par nostalgie, beaucoup de gens nous sont restés loyaux.
Ed : Je suis arrivé il y a 10 ans par Refugee Council, une association où j’ai travaillé pendant 15 ans. J’étais interprète et conseiller pour de nombreux rôles dans les organisations pour réfugiés. En 2014 j’ai changé de métier pour devenir directeur de projet de page web pour GreenNet. À l’époque, c’était un gros changement de passer du secteur des ONG à celui des technologies, d’autant plus que GreenNet n’est pas une organisation habituelle dans le monde des technologies : elle a des valeurs, et apporte son soutien à l’activisme et aux campagnes qu’ils mènent. C’est d’ailleurs ce qui m’y a conduit tout naturellement.

GreenNet vient d’être nommé meilleur fournisseur de large bande et de service internet par l’organisation Ethical Consumer au Royaume-Uni. Cette nouvelle contraste agréablement avec les tendances de consommation de Big Tech et Big Data que nous observons aujourd’hui. Qu’est-ce qui différencie GreenNet des autres FSI sur le marché et fait de votre service un choix plus éthique ?
Cedric : Ethical Consumer est un magazine physique basé sur le principe que les gens veulent en savoir davantage sur l’environnement des entreprises. Rien n’est jamais tout blanc ou tout noir, mais les consommateurs ont un certain pouvoir citoyen à faire changer les choses, alors il faut pouvoir l’utiliser intelligemment. Dans le cas des FSI, ce qui rend une organisation plus durable qu’une autre, ce sont simplement des choses comme, quel type d’électricité on utilise ? L’origine des électrons est un peu théorique, mais la question porte surtout sur la destination de l’argent. En effet l’énergie que nous devons acheter pour faire fonctionner nos serveurs se trouve être relativement renouvelable.
Ed : Il me semble que de nombreux FSI suivent une démarche relativement écologique ou se servent de la terminologie écolo dans leur promotion en faisant une sorte de greenwashing. Démêler le vrai du faux n’est pas toujours simple. Ethical Consumer a écrit sur un FSI qui a récemment débuté en indiquant qu’ils plantaient des dizaines de milliers d’arbres, sans donner de précisions sur le lieu exact où ces arbres se trouvent ou sur leur manière de faire.
Cela fait déjà de nombreuses années que Ethical Consumer nous donne cette note. Ils connaissent très bien notre démarche et comprennent que quand des fournisseurs de service internet annoncent planter un arbre pour chaque nouvel utilisateur, il y a une différence entre faire baisser l’empreinte carbone et utiliser une électricité renouvelable. C’est ce type de distinction qui nous place en haut de leur classement. Mais il se peut aussi que notre longue histoire de travail durable soit un facteur dont ils tiennent compte.
Dans le cas des FSI, ce qui rend une organisation plus durable qu’une autre, ce sont simplement des choses comme, quel type d’électricité on utilise ? L’origine des électrons est un peu théorique, mais la question porte surtout sur la destination de l’argent. En effet l’énergie que nous devons acheter pour faire fonctionner nos serveurs se trouve être relativement renouvelable.
Cedric : Notre démarche en matière de respect des données privées nous a également amenés à résister sur le principe à certaines initiatives du gouvernement concernant la rétention de données à des fins de recherche, mais il y a également souvent des cas de surveillance d’activistes, une question qui nous tient particulièrement à coeur, et qui a fait partie des critères de notation de Ethical Consumer.
Ed : Nous considérons ce type de choses absolument essentielles dans notre travail, que ce soit les vêtements que nous portons, ce que nous apportons au bureau pour le déjeuner, le lieu où nous achetons nos meubles de bureau, nos locaux, le matériel informatique qui fait fonctionner nos serveurs – chaque aspect des opérations de GreenNet – contrairement à ces entreprises qui mettent juste de l’argent pour planter des arbres, sans s’accompagner du même genre d’activisme.
Cedric : Nous sommes toutes et tous des activistes le reste de la semaine. Nous faisons partie de la communauté que nous servons – qu’il s’agisse du nettoyage de nos rivières locales, d’un soutien aux campagnes pour encourager le vélo, une manifestation en faveur de la Palestine ou faire obstacle au commerce international d’armes.

Des organisations comme GreenNet avec une longue et fructueuse trajectoire collaborent souvent avec différents partenaires. Quelles en ont été les conséquences et comment cela a-t-il pu améliorer votre pratique ?
Ed : À mon sens, cela aide GreenNet à considérer l’internet très différemment de ce qui se passe avec de nombreuses entreprises du Royaume-Uni. Près de la moitié de notre clientèle vient d’en-dehors de nos frontières, ce qui est essentiel pour nous aider à conserver cette vision du monde et à éviter d’avoir une manière de travailler anglocentrique ou eurocentrique. Notre clientèle réside également à la fois dans les milieux urbains et ruraux, à Londres même mais aussi en dehors de la ville. Notre réseau est très grand et APC en constitue une partie très appréciable.
Cedric : Sans APC je ne crois pas que GreenNet aurait pu survivre à la fin des années 1990. Nous aimerions d’ailleurs davantage partager à travers APC sur les questions techniques et la communauté élargie du logiciel libre.
Dans quelle mesure utilisez-vous les logiciels libres ou le code source ouvert dans votre travail ?
Cedric : Presque à 100 %. Un chercheur universitaire à Londres, Peter Willetts, dit toujours qu’en réalité ce sont les partenaires d’APC qui ont inventé l’internet moderne puisque c’est grâce à cette collaboration que l’utilisation de l’internet en tant que tel s’est popularisée dans le monde du travail. Dans les années 1980, on pouvait contacter les gens à partir d’un tableau d’affichage, mais tout le monde voulait monopoliser les choses si bien qu’ils fonctionnaient comme des entreprises, alors que nous, nous avons dit, « Oh, ce serait merveilleux de pouvoir parler à des membres de Russie, ou du Costa Rica, ou d’Afrique. » C’est probablement cela qui a contribué au développement de l’internet dans les années 1990. L’évolution en ce sens a été graduelle et l’utilisation des logiciels libres s’est avérée de plus en plus viable. Les logiciels libres ont pour philosophie que chacun est libre d’en faire ce qu’il veut.
Ed : C’est aussi très activiste. Souvent notre clientèle n’a pas conscience de ces sujets de la même manière, et tôt ou tard nous en venons à expliquer à la plupart d’entre eux les valeurs de l’open source. Près de cent pour cent de nos appareils de bureau et serveurs sont de code source ouvert. C’est un volet vraiment très important de GreenNet, tout comme le genre, les droits humains et l’environnement.

GreenNet a été l’un des membres fondateurs d’APC il y a 35 ans et depuis, la numérisation s’est développée à un rythme effréné. Quel a été pour vous le plus grand changement, et quels sont selon vous les défis à venir dans les prochaines années ?
Ed : Je me rappelle avoir travaillé dans les années 1990 pour une organisation d’aide aux réfugiés basée dans un lieu presque secret de l’Aéroport Heathrow, avec notre fax. On recevait constamment des fax nous annonçant l’arrivée d’une personne, nous demandant d’aller à leur rencontre et de les sauver des services d’immigration, et on pensait, « Ce fax est vraiment génial ! Qu’est-ce qu’on ferait sans ce fax ? » Les technologies faisaient déjà tellement partie de nos opérations que nous ne pouvions pas imaginer vivre sans. C’était cinq ans avant l’arrivée de l’internet dans notre bureau, et cela n’a pas arrêté de changer et de s’accélérer. Pour moi, le plus gros changement porte sur le fait que la technologie semble avoir dépassé notre capacité à la comprendre, que ce soit individuellement ou en tant que société humaine.
C’est devenu difficile pour nous de suivre ses avancées. Des choses comme les téléphones portables notamment – le fait d’avoir internet sur soi à tout moment – est un énorme changement pour l’organisme humain. Il est encore trop tôt pour qu’on puisse en comprendre l’impact sur nous en tant qu’humains ou en tant que multitude. On est dans un environnement qui n’a plus rien à voir avec le fait de rester assis près du fax à Heathrow.
Pour moi, le plus gros changement porte sur le fait que la technologie semble avoir dépassé notre capacité à la comprendre, que ce soit individuellement ou en tant que société humaine.
Cedric : Nous étions très idéalistes dans les années 1990 sur ce qu’internet pourrait faire et je pense que c’est la dimension sociale, davantage que le changement technologique, qui a été la plus importante. Est-ce qu’on aurait pu imaginer le smartphone à l’époque ? Dans son roman 1984, George Orwell parlait de « télécran », un appareil destiné au divertissement qui vous espionnait, mais même lui n’avait pas eu l’idée qu’on pourrait en porter un dans nos poches. Personnellement, je pense que tout a commencé à se détériorer quand les gens se sont mis à répondre à un courrier électronique en écrivant au-dessus du message. Cela peut sembler idiot comme explication mais cela montre en fait le manque de réflexion qu’il peut y avoir. Si le programme de messagerie vous donnait une copie de ce à quoi vous répondiez, c’était pour vous permettre de l’éditer et de répondre point après point en dessous, pour être courtois, constructif et réduire la bande passante. Au lieu de cela, les gens ont commencé à écrire au-dessus du message. Bien sûr c’est quelque chose de trivial, mais d’une certaine manière c’est un symptôme de ce qui est en train de se passer. La culture de l’internet est devenue une culture dominante, quand à l’origine c’était une sous-culture.
Ed : GreenNet a été bien inspiré de ne pas foncer sur toutes les nouveautés techniques. Notre force provient en partie du fait que nous sommes une petite structure avec une capacité relativement limitée, si bien que nous ne sautons pas sur chaque technologie à la mode. Une partie des logiciels qui continuent à faire fonctionner l’internet sont toujours ces bons vieux FOSS [logiciels à code source libre et ouvert] et il y a des avantages à ne pas adopter chaque nouveauté qui apparaît.
Additional resources
Ressources supplémentaires
Lire l'édition mars/avril 2025 du magazine Ehical Consumer, qui explique en détail les critères de sélection utilisés pour chaque catégorie.
Mieux connaître GreenNet et sa longue histoire au sein d’APC grâce à cette rétrospective à l'occasion des 30 ans d'APC.
Lectures recommandées en matière de technologies, de justice environnementale et de durabilité sur apc.org.
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